« Dans le "travail de mémoire" je mets tous les efforts que nous devons faire auprès des jeunes pour leur montrer les horreurs dans lesquelles pourraient les entrainer, comme furent entrainés certains de leurs ainés, leur éventuelle absence de réactions devant l'injustice, l'exclusion, la barbarie. Dans ce "travail de mémoire" il faut leur montrer aussi que les bourreaux étant des gens ordinaires comme nous le sommes tous, nous devons les uns et les autres nous méfier de nos propres réactions afin de ne pas devenir à notre tour des bourreaux pour les autres. » 

Sam BRAUN

Les Mémoires de la Seconde Guerre mondiale

Cette rubrique n’a pour seul objectif que de signaler quelques références scientifiques concernant cette période, de faire des liens avec les sites spécialisés et d’attirer l’attention sur des publications qui apportent des contributions ou éclairages nouveaux.

Les crimes jugés à Nuremberg ne clôturent pas une époque, ils l’ouvrent

« Les crimes jugés à Nuremberg ne clôturent pas une époque, ils l’ouvrent. Par la nature même de l’événement dont il rend compte, leur enseignement doit demeurer une parole ouverte qui ébranle les discours convenus et en appelle en permanence à l’insubordination de l’esprit ». C’est sur cette exhortation de G. BENSOUSSAN 1 qu’il convient de déterminer les enjeux civiques de l’enseigenement de la Shoah formulé d’une manière générale dans les programmes par l’intitulé « l’extermination des Juifs et des Tziganes par les nazis : un crime contre l’humanité ». Ainsi dénommé ce thème appelle une compréhension de la qualification du crime contre l’humanité au regard de l’entreprise d’extermination mise en œuvre par les nazis et leurs collaborateurs, ainsi qu’une interrogation sur ce que représente depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale cette notion, sa prise d’autonomie au sein du droit international par rapport aux autres violences de guerre et aux situations de guerre elles-mêmes. En ce sens, il importe surtout à ce niveau d’éveiller et de former les futurs citoyens en leur donnant les premiers éléments de réflexion et de culture pour repérer, réfuter, et combattre toutes les formes de discriminations et les violences (verbales, morales, physiques) dont elles font le lit. Les apprentissages doivent articuler au mieux les finalités historiques (comprendre les faits) et les finalités civiques (édifier la conscience citoyenne). Cette posture éducative doit permette de conjuguer le dialogue entre le passé et le présent, entre l’histoire et la mémoire, et les approches entre différents champs disciplinaires (histoire, éducation morale et civique, lettres, philosophie, pratiques artistiques et histoire des arts).

Elle doit prendre en compte quelques objectifs fondamentaux :

1/ Historiciser et ouvrir la focale :
ce thème interroge l’histoire de l’Europe avant la Seconde Guerre mondiale afin d’appréhender dans la profondeur historique les racines du racisme et de l’antisémitisme, la montée des idéologies totalitaires ; après 1945 lorsque l’Europe a cherché les voies de la réconciliation et a commencé à écrire une nouvelle page de son histoire pour en finir avec les guerres et les violences sur son territoire, dans le contexte de la Guerre froide ;

2/ Mettre en œuvre une approche culturelle :
ces leçons doivent être l’occasion d’insister sur la richesse et la diversité des sociétés humaines pour éduquer à l’altérité et au respect des cultures ;

3/ s’affranchir du strict passage par l’image
Le crime de masse n’est pas représentable. Au-delà du caractère insoutenable des photos et films pour de jeunes enfants et adolescents, leur visionnement participe au risque de banalisation de l’horreur et n’aide en rien à la compréhension du processus de crime de masse ;

4/ Aller du singulier au général :
en prenant appui sur les témoignages des rescapés des camps au sein de la classe ou par l’intermédiaire de captations vidéos.

Enseigner l’extermination des Juifs et des Tziganes comme un fait d’histoire

L’appréhension de la notion de crime contre l’humanité repose d’abord et avant tout sur la connaissance historique et la mise en place de quelques repères chronologiques élémentaires. Mais il ne peut s’agir de cantonner le crime dans un passé très éloigné des générations actuelles et futures, au risque de la banalisation même de ce crime à l’aune des nombreux drames qui ponctuent l’histoire de l’humanité, qui ont été ou seront étudiés en cours d’histoire : l’approche historique doit ainsi montrer que l’entreprise d’extermination des Juifs et des Tziganes est moins, pour reprendre encore les termes de G. BENSOUSSAN, un événement unique qu’un fait sans précédent par sa nature et sa dimension. Et bien qu’elle s’inscrive dans une violence antérieure (exemple : les pogroms en Russie entre 1881 et 1884, le génocide arménien entre 1915 et 1916) elle appelle à analyser avant tout d’une manière centrale l’antisémitisme historique des sociétés européennes. 

1/ Comprendre les ressorts de l’extermination.
Celle-ci ne renvoie à aucune logique de guerre, nul enjeu de territoire, nulle menace ne pouvait légitimer cette entreprise de destruction, qui s’est étendu au gré des conquêtes militaires, la guerre étant à la fois son accélérateur et son paravent instrumental. Il faut comprendre la dimension idéologique du génocide, les Juifs sont tués parce qu’il était programmé qu’une partie de l’humanité soit éradiquée de la terre, à commencer par l’Europe entière, soumise à la volonté génocidaire des nazis. Celle-ci puise ses fondements dans l’idéologie nazie, celle de son chef Hitler (Mein Kampf) et de ses séides. Elle résulte surtout d’un lent processus d’exclusion des Juifs et de construction du mythe du complot Juif, qui prend ses racines dans le temps long de l’histoire et de la pensée européennes. Cette perspective incite à jeter un regard critique sur les limites de l’idéal européen des Lumières – auquel aurait résisté l’Allemagne -, et souligne tout autant l’effondrement des démocraties face au péril nazi.

2/ Assurer une chronologie élémentaire.
Cette histoire doit poser quelques jalons pour sortir l’extermination du seul cadre de la guerre et montrer que dès l’arrivée au pouvoir les premières mesures antijuives sont adoptées en Allemagne, puis rapidement élargies aux territoires annexés et conquis (voir chronologie annexe). Il est nécessaire de souligner ensuite l’accélération du processus à partir de 1942 (conférence de Wannsee, premiers convois de déportés et rafle du Vél d’Hiv en France), jusqu’à la libération d’Auschwitz le 27 janvier 1945.

3/ Analyser le consentement et la participation de gens ordinaires à cette entreprise de mort.
Cette question continue de hanter la conscience allemande, et celle de toute l’Europe. Comment un monde de gens ordinaires a-t-il pu être complice et acteur du crime, comment a-t-il transgressé morale et principes avant d’endosser l’uniforme de l’assassin ? La réponse à cette question ouvre précisément la possibilité de « rompre le schéma ancien qui enferme le peuple juif dans l’image de la victime éternelle […] et réduit l’identité juive à l’antisémitisme » 1 . Elle interroge la modernité de nos sociétés et des Etats : le meurtre de masse résulte d’une organisation planifiée, avec ses tâtonnements et accélérations, mise en œuvre par les administrations des Etats, celui de l’Allemagne et des Etats collaborateurs, divisant les responsabilités autant que les tâches quotidiennes, qui a conduit des millions de personnes dans les fosses communes et les camps de la mort. Pour chaque exécutant il a fallu que les barrières de la conscience morale aient été affaiblies et abaissées pour accomplir de tels actes ou en être les témoins passifs. La propagande idéologique a certainement contribué à cet affaissement et facilité la transgression individuelle et le passage collectif au meurtre ; en érigeant l’obéissance, la discipline, l’appartenance à un groupe d’essence supérieure comme des qualités cardinales elle a permis de lever les inhibitions face au crime. « Le conformisme, le goût du consensus, et la pression du groupe jouent dans l’assassinat de masse un rôle capital »2. Il faut certainement intégrer dans cette réflexion l’effritement de la conscience issu de l’accoutumance à la violence et à la mort de masse née des longs combats de la Première Guerre mondiale.

Ancrer cet enseignement dans le présent

L’enseignement de l’extermination des Juifs et des Tziganes doit contribuer à l’éducation au jugement, elle est dans notre présent, en cela qu’elle interroge la modernité de nos sociétés ; ce qui conduit à programmer la destruction d’une partie de l’humanité peut être étendue à n’importe quelle autre partie, puisque c’est l’humanité elle-même qui a été détruite à Auschwitz. Mais au nom de la compréhension du monde et de la vigilance citoyenne la tentation est grande de surdéterminer les enjeux éducatifs sur la relation au contexte présent et d’établir des liens autant maladroits que louables avec des situations qui font l’actualité, conduisant à un usage immodéré et impropre du terme « génocide » ou à un comparatisme non dénué de risques de brouillage et d’instrumentalisation. A contrario, la présence brûlante de cette actualité – on pense bien entendu au Proche-Orient - peut conduire à des situations paradoxales face au risque – réel ou supposé – d’oppositions de certains publics scolaires, situations pouvant soit légitimer l’enseignement de la Shoah au nom de ce seul risque, soit à en limiter les ambitions éducatives par crainte d’incidents et de manifestations de rejet. D’aucuns partagent également ce dernier sentiment de crainte face une possible « saturation », qui va au-delà des élèves, concernant le traitement de l’extermination. Il convient d’être clairvoyant sur l’ensemble de ces risques, d’en réduire l’éventualité en étant clairs par une stricte définition des objectifs éducatifs. La seule antienne « Plus jamais çà » ne saurait nous épargner d’une analyse ouverte et sans fards du passé, c'est-à-dire du « çà ».

1/ Mobiliser la mémoire au service de l’histoire
Au nom du devoir légitime de mémoire, il importe de rappeler, comme le dit Jean-Pierre RIOUX, que les élèves n’ont pas à porter en classe le poids de crimes dont ils sont innocents et d’en faire « au nom d’une fidélité mémorable, de nouveaux témoins des témoins disparus, des acteurs par défaut ou des justes par prétérition »1 . Le devoir de mémoire est dans cette démarche ontologiquement associé à l’impératif d’histoire, le « connaître » au « reconnaître », pour que s’imposent l’universalité des valeurs de la personne humaine et l’impératif du Droit. A cet égard le récit des témoins, quelle que soit sa forme, doit faire œuvre d’histoire. Dès l’origine l’entreprise génocidaire des nazis est accompagnée de celle d’effacement des traces du crime (destruction des constructions spécifiques des camps, transfert des cadavres des fosses de la Shoah par balles, des traces comptables des camps). Ce déni de crime a fait le lit des négationnismes ultérieurs, toujours à l’œuvre dans nos sociétés actuelles. La parole du témoin est, avec le récit authentifié de l’histoire, le rempart de la vérité et de la raison contre le mensonge organisé. Toutefois l’une et l’autre se doivent de tenir en lisière toute approche par l’émotion et la compassion devant la souffrance, au risque de rejeter dans le passé et l’ailleurs la présence même du génocide et de ce qui la produit.

2/ Ne pas redouter le comparatisme et combattre le relativisme des situations et des mots
La mise en perspective historique permet d’édifier un comparatisme formateur en confrontant les formes de violence du siècle, en cernant leurs spécificités. On reviendra ici sur notre interpellation de départ, visant à ne point inscrire et diluer le crime nazi dans le continuum des violences de l’histoire, et à ne pas déboucher in fine sur un récit historique transformé en discours moralisateur et mobilisateur sur la tolérance et la vigilance. Il convient donc de faire un travail précis sur l’ensemble des termes, du crime de guerre au crime contre l’humanité, du massacre au génocide, de distinguer xénophobie, racisme, antisémitisme, autant de mots et notions utilisés chaque jour et qui entretiennent confusions et amalgames.

3/ Ouvrir les regards
Ces leçons ne peuvent verser dans le pessimisme le plus sombre sur l’histoire du XXème siècle et dans une fatalité sur le penchant archaïque de la nature humaine pour l’agressivité et la violence. Des lueurs ont existé dans l’obscurité, au nom de valeurs irréductibles de la personne humaine des individus ont agi et ont manifesté avec les moyens qu’ils ont choisis pour dénoncer et s’opposer au crime. Ces valeurs transcendent les époques et les lieux, leur universalité doit émerger de ce travail sur la société, qui est aussi un travail sur soi. S’il est possible de conjuguer une éducation au jugement inhérente à toute leçon d’histoire avec une éducation à l’éveil critique sur le monde environnant, la vigilance contre les retours possibles de la barbarie ne saurait se réduire à cette seule somme de connaissances et de conscience critique patiemment édifiée, que l’on nomme culture ; il faut de surcroît penser autrement l’autre et l’ailleurs, et appréhender la diversité culturelle comme l’essence même de l’humanité.

Jean-Pierre Lauby
2009

Bibliographie indicative :

  • Georges Bensoussan, Histoire de la Shoah, P.U.F. collection Que sais-je ?, 1997
  • Jean-François Bossy, Enseigner la Shoah à l’âge démocratique, Armand Colin collection Débats d’école, 2007
  • Michel Winock, La France et les Juifs de 1789 à nos jours, Seuil collection U.H., 2004
  • Revue l’Histoire, numéros 185 « Auschwitz – 1945 : la révélation », 214 « Le racisme : des origines aux génocides du XXème siècle », 269 « L’antisémitisme »
  • Collectif sous la direction de Francine Cicurel, Anthologie du judaïsme, Nathan-Fondation pour la Mémoire de la Shoah, 2007

Notes :

  • 1 Georges Bensoussan,  Histoire de la Shoah, P.U.F., Collection Que sais-je ?, 1996)
  • 2 G. Bensoussan, Auschwitz en héritage ? Du bon usage de la mémoire, Mille et une nuits, 2006
  • 3 G. Bensoussan, op. cité
  • 4 J.P. Rioux, Connaître, premier devoir, Conclusion de la journée d’étude organisée par l’Amicale des déports d’Auschwitz et des camps de Haute-Silésie, lycée E. quinet, 30 novembre 1996